vendredi 30 mai 2008

Une porte ouverte

C'est LA mauvaise semaine de l'année. Celle où rien ne va. Celle ou je n'ai pas envie, pas le courage, pas le goût. La seule semaine où personne ne me dit : "T'es vraiment trop toi... c'est nature ou tu le fais exprès ?"
Le reste de l'année, il est là, avec moi. Imperceptible, invisible, impalpable... pour tout un chacun. Mais pour moi, il est là. Vous savez, comme cette ombre qui nous suit où que l'on aille et quoi que l'on fasse. Quand on est petit, on essaie de marcher plus vite qu'elle et on s'amuse à sauter sur celle des autres. Parfois, souvent, il est seulement là. A d'autres moments, il se fait plus présent dans ma tête parce qu'un événement me renvoie à un passé... Quand il était là... ou à un conditionnel... Si il était là...
Mais cette semaine, celle du 27 mai au 1er juin, depuis 1991, elle n'est pas comme les autres. Un peu comme si une porte était restée ouverte... et je ne peux m'empêcher de pousser cette porte et d'entrer. On sait jamais... si il se passait une autre chose... si le fait de reprendre l'histoire à ce moment là me permettais de choisir une autre issue... Et puis tu sais Véro, c'était la pleine lune...
Il faisait très chaud pour la saison. La veille, jour de la fête des mères, nous avions fait une très grande fête de famille pour les 70 ans de Mamie Charlotte...
Le lendemain soir, comme souvent depuis que j'habitais en appartement, je suis allée rendre visite à mes parents et à mon frère...
C'était un lundi soir, le 27 mai 1991, il était presque 19h...
Quelques jours auparavant, j'avais trouvé une "Cox" dans une boutique. Mon frère était fou des WW. Taillée dans du cristal, je l'avais trouvée superbe. Je l'avais achetée pour la lui offrir à son anniversaire, au mois d'août. Et puis, une tite voix... un de ces sentiments que l'on ressent et qui nous poussent à faire des trucs qu'on ne sait pas expliquer, m'a dit : "T'es nulle. N'attends pas pour lui offrir. Tu trouveras autre chose en août. Offre lui maintenant." J'ai écouté la tite voix. Il était super content. Presque gêné. Un cadeau, comme ça, sans raison, et de sa sœur...
On n'a jamais eu le temps d'en parler tous les deux, mais je sais qu'il m'en voulait un peu d'être partie de la maison.
Oh bien sûr, on ne s'entendait pas toujours bien. Deux caractères forts et divergents ça fait des étincelles... Il était parfois cassant, parfois distant... mais si souvent adorable. L'orgueil nous empêchait d'en parler... nous avions une façon pudique de nous aimer.
17 ans que je suis sortie de la maison pour rentrer chez moi.
On venait de s'embrouiller la crinière par l'intermédiaire de ma mère au sujet de sa participation au cadeau commun de Mamie. J'avais payé, il devait me rembourser et... il jouait la provoc' en disant qu'il n'avait jamais rien promis.
Ça, je le dis maintenant, avec le recul et les années... mais sur le coup, j'étais un peu en colère... et lui aussi... et ma mère encore plus de voir que nous n'étions pas d'accord.
Le mardi soir, ma mère m'a téléphoné à l'appart. Elle était bizarre. Elle tournait autour du pot... pour enfin me dire : "Y'a un problème. Ton frère est sorti hier soir, il n'est pas rentré. On n'a pas de nouvelles."
Primo : colère intense. Comment ? il était sorti hier soir, pas rentré et on me le disait que ce soir ??? Oui bon ok, il avait 18 ans. Mais c'était un lundi. Il avait boulot le lendemain. C'était une vraie marmotte et il lui fallait ses 12h de sommeil pour être en forme. Et puis il n'était jamais pas rentré.
Deuzio : retour au presque calme et questions multiples. "As-tu cherché de partout ? son employeur, les copains, les hôpitaux, les commissariats ?" ... "Oui. Toutes les pistes."
Troizio : "bon, qu'est-ce qui s'est passé lundi soir ? C'était la semaine... il travaillait. Vous alliez passer à table quand je suis partie. Pourquoi il est sorti ? Pour aller où ?" – "LB lui a téléphoné. Il a pris une douche. Il s'est habillé tout de propre. Il a dit qu'il sortait. Ton père lui a rappelé qu'il avait boulot et qu'il n'arriverait pas à se lever. Il a répondu : t'en fais pas, je serais là à 11 heures. LB est venu le chercher. Ils sont partis".
A 1h du mat', mon père s'est réveillé. Frédéric n'était pas rentré. Il était inquiet. Il a téléphoné à LB pour savoir ce qui se passait. Il ne l'avait jamais fait. Jamais. Mon frère sortait depuis longtemps avec ses copains. Des fois, il rentrait à 6h du mat'. Mes parents étaient habitués. Mais là, cette nuit là, y'a eu un truc bizarre. Cette sensation inexplicable qui dit que aujourd'hui c'est pas normal.
LB était rentré chez lui. Il bredouille vaguement qu'il avait laissé mon frère en ville... soit disant une mésentente sur l'heure du retour... soit disant qu'il voulait rentrer à pieds... 2h auparavant... Y'a quand même 15 bornes !!! Mon père a pris la voiture pour aller à sa rencontre. Personne. Tourner, virer, faire le chemin dans tous les sens. Personne.
Mercredi soir, on décide de développer un portrait récent et d'aller arpenter les rues et ruelles de la ville pour demander si quelqu'un avait vu... on sait jamais... un jeune homme de 18 ans... En parallèle, maman rappelle les commissariats pour signaler sa disparition. "Madame, votre fils a 18 ans. On ne fait pas de recherches" – "mais il n'est pas parti. Il a disparu !" – "Peu importe Madame, votre fils est majeur !"
Au fil de nos appels, j'essaie de rassurer maman... mais je n'y crois même pas. Quelque chose me dit qu'il n'est plus là. Déjà. Sans savoir pourquoi, j'ai un truc foireux précis dans la tête... je n'arrête pas de penser qu'on va le retrouver noyé dans le Rhône... Je me souviens même qu'à un moment j'ai dit à maman : "tu sais maman, il ne peut être que mort sinon on aurait des nouvelles".
Pendant 72h, on va travailler le jour... la tête ailleurs, en se disant qu'il sera à la maison le soir et qu'on lui passera une super brasse de folie de nous avoir laissées sans nouvelles... Et on arpente les rues de la ville la nuit, sa photo à la main. On s'adresse à tout le monde. Les jeunes, les anciens, les délinquants, les gens biens... les cafés, les bars, les salles de jeux, les squats, les sectes et même les églises... et pourtant Dieu le savait déjà, on n'a jamais été clients !
Maman appelle régulièrement les hôpitaux et les hôtels de police...
RIEN.
Samedi matin, 10h... le téléphone sonne dans l'appart. On vient de passer la nuit en ville... j'ai la tête dans le brouillard. Pas le courage de me lever, F répond. C'est sa piplette de mère. Quand F revient dans la chambre, il est pétrifié. Elle vient de lui lire un article du journal intitulé "Demande d'identification de victime". Il ne trouve pas ses mots. Il me demande vaguement de lui donner une description de mon frère le soir où il est parti. Je trouve sa question con. On vient de passer notre nuit à le décrire...
Une question aussi stupide... je comprends qu'il y a un truc grave derrière tout ça. Mais quand même, je l'envoie balader en lui disant c'est quoi cette question à la con ?
En fait, lui, il sait déjà. Il a compris. Il ne veut pas y croire.
Il insiste. Il précise des fois que je réponde autre chose que ce qu'il sait pertinemment. Je me redresse, je bafouille.
Il me demande : "un jean bordeau ?" – oui. "1,80 m ?" – oui. "un blouson en textile léger chamaré dans les tons verts ?" – oui. "type européen ?" – oui ! "environ 25 ans ?" – nan ! il en a 18 !!!
Je voulais pas ! Lui non plus. Tout le reste était exact mais je le refusais. Alors je m'accrochais au seul et unique détail qui ne collait pas.
On a vite compris. Le jeune homme en question était à l'Institut Médico Légal, il fallait prendre contact pour l'identifier.
Je me souviens comme si c'était ce matin.
...
J'étais dans la cuisine. A la fenêtre. Je tenais ma tête entre mes mains... je criais... je hurlais...
NOOON ! Pas ça ! Pas Lui ! NOOON !
Je crois que je hurlais si fort que tout l'immeuble m'a entendue... je savais et je voulais pas !
F me parlait, je ne l'entendais pas.
Mes parents n'achetaient pas le journal. Ça voulait dire qu'il fallait d'abord que j'accepte l'idée, puis que je téléphone à ma mère. Téléphoner à ma mère... Nan. Pas possible. Pas maintenant. Pas pour ça. C'est pas vrai ! Toute façon c'est pas vrai...
- Maman ? c'est moi. Il était habillé comment Frédéric lundi soir ?
- ... (tout comme la description du journal)
- Je crois qu'on l'a retrouvé. C'est dans le journal maman...
- Qu'est-ce qui est dans le journal ?
- Y faut téléphoner à l'IML maman. Y faut aller l'identifier.
- Attends, reste calme, pleure pas. C'est sûrement pas ça. Téléphone à ton père pour lui dire...
Ce qui s'est passé après ? je n'ai pas le courage de le raconter ce soir.
Une chose est sûre c'est que c'était lui. Mon petit frère. Ma tite luciole.
Ce grand dadet qui m'avait pété le coccyx en me filant un coup de pied au cul en chahutant quelques mois plus tôt... Lui qui m'avait pourri la gueule en me traitant de tous les noms parce que j'avais collé des bandes rouges sur les portières de ma voiture et que ça faisait plouc... Lui qui avait les yeux brillants y'a 5 jours quand je lui avais offert cette "Cox" en cristal...
C'était Frédéric qui attendait dans son tiroir réfrigéré depuis le mardi matin que quelqu'un vienne l'identifier...
Et ce sont les policiers du 7ème qui l'on trouvé à 5h30, écrasé au pied d'une grue de 50 mètres de hauteur.
Ceux qui l'on envoyé à l'IML sans papiers.
Ceux qui ont dit à maman, le mardi à midi que son fils ... même description... était majeur et qu'ils ne feraient pas de recherches !
Ceux qui ont fait passer cette annonce le samedi avant de le mettre dans la fosse aux inconnus...
Comment c'est possible ça ??? hein ??? comment on peut ne pas faire le rapprochement quand on trouve un JH non identifié à 5h30 et qu'une maman vient signaler la même disparition à 12h ??? hein ??? comment ???
Je vous l'ai dis, ce qui s'est passé après, je n'arrive pas à l'écrire. Pourquoi, comment, qu'est-ce qui s'est passé ce soir là... Ça viendra, j'en suis sûre. Pour le moment j'y arrive pas.
Ce que je sais aujourd'hui, c'est que je n'avais pas encore 23 ans et que ma vie a basculé ce jour là. Parfois cette vie, elle pèse des tonnes et ça m'étouffe...
Ce que je sais aussi c'est...
"Putaiiiiiiiiin, meeerde ! pourquoi t'es pas là ?"
17 ans que je lui ai dit "Tchao, à demain !". 17 ans que je n'ai plus entendu le son de sa voix...
Il était en haut de l'escalier, j'étais à la porte d'entrée. Et cette porte, ça fait 17 ans que je n'arrive pas à la fermer...

10 commentaires:

Drew a dit…

Vraiment rien à dire à l'exception que mes pensées sont avec toi de tout coeur...

Anonyme a dit…

Chère Diane Eve. Je n'ai jamais été au mieux pour des conseils. Sachez simplement qu'une porte qui reste ouverte laisse toujours passer un petit quelque chose. Une porte entre-ouverte donne envie d'aller voir ce qui se passe derrière. Derrière une porte porte fermée, on sait ce qu'il y a, mais tant que personne ne vient ouvrir, rien ne sort. Avec le temps vous apprendrez à fermer les portes et surtout à garder la clée avec vous ; de façon à pouvoir l'ouvrir de temps en temps si le besoin s'en fait sentir. Mais surtout vous serez la seule à pouvoir le faire, et le plus important, quand vous le déciderez. Mes pensées sont avec vous.

Anonyme a dit…

Quand j'ai parlé du décès de mon père survenu le 25 mai 1991, je ne savais pas pour ton frère... je ne savais pas que cette même année, à quelques jours près, tu avais subi ce choc terrible, cette perte sans nom, ce drame affreux...
Tu sais, j'aimais mon père et je l'aime encore aujourd'hui. Mais sa mort était annoncée, inévitable. Il s'est fichu dans le trou d'année en année en fumant et en buvant plus qu'il n'en faut...
Ton frère était dans la fleur de l'âge et je comprends que la plaie soit encore ouverte pour toi... aucune logique dans cette mort... aucune acceptation possible...
J'espère que tu as pu poursuivre ta vie en gardant avant tout les meilleurs moments que vous aviez eu enfants... j'espère qu'il en a été de même pour tes parents...
Je t'embrasse fort et j'applaudis ton courage d'avoir mis ce drame en mots... c'était bouleversant...
Véro

Diane Eve a dit…

@ Drew : Suis d'ac avec toi. Rien à dire... Merci pour les pensées
@ Djinn : On n'est pas toujours maître des ouvertures et fermetures de portes... la preuve : l'automatisme de mon portail m'a lachée y'a 10 jours... ;-)
@ Véro : la vie n'est plus jamais la même après.

Anonyme a dit…

Je sentais bien depuis mardi que tu allais mal. Je ne savais pas.
Tu m'as dit : mal à la tête, mal aux yeux, mal au ventre... je n'ai pas compris que c'était mal au "cœur".
Tu es incroyable ! Ton sourire, ton humour, ta légèreté. Rien ne laisse supposer que tu ressasse un tel drame depuis si longtemps.
Je viens te lire tous les jours en silence. Aujourd'hui je veux te dire que je suis ému et mes pensées sont avec toi.
JL-C

Anonyme a dit…

Je suis abasourdie. Toi qui nous fait rire, toi qui a toujours le mot, la phrase, la réplique qui nous détend même dans les moments les plus compliqués... comment tu fais ? Quand tu parles de lui, c'est naturellement, sans souffrance. Tes yeux brillent et on ne s'imagine pas que ce sont des larmes.
Et aujourd'hui et pour le courage que tu as de raconter ça, ici, je te dis : t'es trop toi ! tu le fais exprès ???

Diane Eve a dit…

@ JLC : Merci m'sieur. c'est gentil d'avoir laissé ce mot.
@ Caro : t'en fais pas ma cocotte, j'le fais pas exprès, chu trop ! ;-)

Anonyme a dit…

c'est trop triste.
pk je l'ai pas connu ?
pk je suis pas née 5 ans plus tot ?

gros bisous ma tite maman chérie.
je t'aime très fort !

Anonyme a dit…

Kikoo toi ,
la vie n'est pas toujours tres simple , pas toujours tres rose mais le simple fait de croiser ta bonne humeur , malgrés tout ça ,
me fait voir la vie d'une autres façon ...pourquoi je me plains !!!

Anonyme a dit…

C'est vraiment très intime ce que vous dîtes là, je n'aurais jamais osé. Votre Blog me touche, mais pourquoi vous ?